Souviens-toi de ces chevaux de bois. Te laissant endiabler par le tourbillon de leur manège. Oui, souviens-toi. Nous y allions par les temps de neige. Main dans main donnant des coups de pied dans les flaques d’eau. Riant, parlant haut. Toi virevoltant, moi te regardant. T’enivrer le corps et la tête. De ces journées se répétant dans un esprit de fête. Nous prenions le temps, tout notre temps. Sans personne à nous attendre ou chercher à nous comprendre. Il n’y avait pas de jour, de nuit, ni même d’ennui. Nous étions seuls dans le grand parc aux grilles fermées servant à nous protéger. Pour rester à l’abri dans notre vie. Différente d’être des enfants abandonnés. Toi rêvant d’un ours en peluche que tu pourrais cajoler. Moi, rêvant de te l’offrir. N’ayant ni argent, ni les moyens d’entrer dans le magasin, juste le seul désir. De te contenter. Nous revenions du parc en passant devant la vitrine aux ours endormis. Nous les regardions comme des enfants, les trouvant beaux et mutins. Nous les observions sous la lumière crue jusqu’au matin. Nous n’étions pas là pour les voir s’éveiller ni s’étirer. Il ne restait que le pouvoir de se les imaginer. Se levant, heureux de se retrouver entre frères et sœurs de même destinée. Leur vie était un peu la notre, leur donnant des noms, des surnoms. Sans nous poser la question de savoir si le froid, la faim pouvaient les gagner. Ils étaient comme nous les enfants d’une histoire sans nom. Comme le partage d’une forme de raison. Ils sont devenus proches de nous jusqu’à ce jour où l’un d’eux a disparu. Je t’ai vue. Pleurer. Toucher par l’absence du disparu. Comme si tu avais perdu un frère ou le souvenir d’un père. J’ai cherché dans le reflet de la vitre ton visage, mon image. Il n’y avait rien à voir. Comme les ours nous n’avons pas d’histoire. Portant le sort d’enfants morts.