Tu as touché la porte au fond du jardin ?
Je le vois à tes yeux qui pleurent, à tes mains qui se figent, qui saignent pleines d’échardes. Tu souffres pour les retirer. Ça te brûle. Tu as peur d’avoir mal mais il le faut. Si, tu ne le fais pas, les mains gonfleront, tes doigts s’engourdiront, tes bras deviendront glacés. La douleur sera forte, mordante, tellement violente.
Tu as mal, mais tu auras encore plus mal si tu ne retires pas ces échardes qui suintent de ce venin se répandant dans le sang de ta vie. Il est lent, mortel. Le venin a tant de jours, tant de nuit devant lui. Il a tout son temps. Il se moque de toi. Tu serres le poing pour le contrarier, le braver mais cela ne sert à rien. Tu le sais. Ce n’est pas la première fois que tu touches la porte.
Pourquoi le fais-tu encore et toujours ?
Regarde tes mains, brûlées à force de toucher le feu de son bois. Tes paumes sont carbonisées, noires, sans lignes de vie, sans empreintes au bout des doigts. Tu perds un peu plus de ton identité chaque fois.
Que cherches-tu ?
Gagner, jouer.
Où est le plaisir ?
Tu souffres. Et, tu recommences encore et encore…
Dis-moi pourquoi ?
Explique-moi ?
Je ne te comprends pas. Le jardin est si beau avec ses roses rouges, ses rhododendrons roses pleurant en cascades sur les grands rochers de feuillage vert. La moquette d’herbe, le sol de mousse étendent un tapis soyeux sous tes pas. Le soleil brille dans le ciel de cette belle après-midi d’été. Tu as tout pour être heureux mais cela ne te suffit pas, ne te suffit jamais.
Arrête-toi, va t’assoir sur le banc devant l’étang. Regarde les reflets des arbres sur ses eaux. Contemple ce double miroir qui se prolonge devant toi. Il est si simple de choisir. Prend le vrai, celui des arbres plantés dans le sol qui porte tes pas. Laisse de côté ceux de l’étang noir qui trichent, irréels comme le mirage après lequel tu cours depuis toujours. C’est si simple de faire le bon choix. Mais, tu ne le fais jamais. Les eaux noires de l’étang t’appellent, t’aspirent.
Que peux-tu bien leur trouver ?
L’eau qui entre dans ta bouche, avec son goût de vase. Tes mains qui battent dans de grands éclats, ton cœur qui panique, tes jambes qui luttent dans le vide, tes yeux qui se ferment. La nuit entre par le nez, la bouche, t’étouffe. Tu craches, combats. Tes forces s’enfuient. Tu pénètres dans le passage du jardin. Tu l’as découvert, ce jour, où, enfant, un idiot t’a poussé dans l’eau. Tu ne savais pas nager, je ne l’ai pas oublié. Tu avais tant d’excuses à cette époque. Tu étais si tendre, si naïf. Tu avais tant de choses à apprendre.
Tu es entré dans le passage qui conduit au grand jardin noir.
Il y fait toujours nuit, froid, le vent siffle dans les arbres, la peur en a fait son royaume. Une lune éclaire tes pas. Tu pourrais te perdre mais ce jardin est à l’identique de celui du jour que tu viens de quitter. Les allées sont les mêmes, le château est là, dévasté, aux murs brisés. Cela ne t’inquiète pas. Tu t’approches de l’étang. Les arbres ne se reflètent pas dedans. Il y a un enfant qui se débat, qui lutte pour ne pas se noyer. Il sombre, s’enfonce, disparaît dans les eaux noires. C’est toi. Tu n’as rien fait pour le sauver, pour te sauver.
Pourquoi te détestes-tu à ce point ?
Il était si simple de te tendre la main, de t’aimer…
Tu n’as même plus cette humanité en toi. Avec les siècles, ton âme s’est desséchée pendant que ta peau se flétrissait. Toi qui étais si beau…
Alors, tu marches au travers du jardin vers cet unique endroit qui t’attire. Là-bas au fond de l’allée qui descend vers la vallée, elle est là, droite, grande, majestueuse. Sur son flanc de bois perlent encore quelques gouttes de sang abandonnées lors de ta précédente venue. Le sang est devenu un liquide rare dans ton corps. Chaque goutte s’enfuyant n’est qu’un pas de plus vers la mort qui t’attend. Un jour, tu plongeras définitivement dans l’étang pour ne jamais en ressortir.
Est-ce ton objectif, cherche-tu à te brûler au feu de cette porte que tu touches ?
Tu n’as pas retiré les échardes de la fois dernière. C’est une faute. Tes mains sont rigides maintenant. Elles se durcissent, se figent comme le bras d’une statue. Pourtant, sur le bois de la porte, tu sens encore passer dans tes doigts le battement de son cœur. Il bat fort. La porte a une âme. Elle respire. Elle vit alors que toi tu te meurs. Tu sais que de l’autre côté du panneau de bois, il y a le jardin du jour. Celui où brille le soleil, celui où l’herbe verte est belle. Il est si proche, juste de l’autre côté de la porte. La paroi est mince. Tu veux la pousser. Tu appuies si fort que de nouvelles échardes entrent dans tes paumes. Elles ont du mal à pénétrer car ta peau se durcit de plus en plus sous l’effet des piqures précédentes. Le venin monte en toi, durcit tes artères, calcifie tes chaires, rigidifie tes muscles. Tu n’as plus ce visage d’enfant mais celui d’un être sans âge.
Tes efforts sont vains car il est écrit que tu resteras du mauvais côté de la porte. Tu ne l’acceptes pas. Tu ne l’as jamais accepté. C’est le seul droit qui te reste. Pour toi, les roses du jardin seront toujours noires, naissants des rosiers plantés sur le sol de ta tombe.
Tu n’es qu’un fantôme. Tu n’as même plus le droit d’avoir une ombre. Tu ne l’as jamais compris. Tout t’a été retiré même ce bien là. Un pauvre gamin tombé à l’eau qui s’est noyé, il y a si longtemps dans l’étang du château. Il n’est rien, juste une statue posée dans une allée du parc avec quelques primevères poussant à ses pieds en début du printemps.
Te souviens-tu de la détresse de tes parents ?
Ils ont emprisonnés ton souvenir dans la carcasse étroite d’une sculpture qui ne te ressemble pas. Elle a ta taille, ton visage, ton cœur en est absent. Tu étais si petit. On a pensé que tu n’en avais pas…
Alors tu cries ton désespoir. De l’autre côté de la porte, personne ne t’entend. Dans le jardin noir, tu t’empoisonnes sur le bois de la porte. Tu frappes dessus pour que du côté du jour provienne ce poison qui entre en toi, endort le sommeil de tes nuits, te tuant à petit feu, te durcissant à jamais. Tu aimerais tant que la porte s’ouvre, te laissant pénétrer dans le jardin de vie, ton ombre te suivant. Cela n’est qu’un rêve, une illusion. Le jardin de mort est le seul endroit où tu existes encore. Tu ne le comprends pas. Tu te le refuses. Tu le refuseras toujours. Ton cœur se durcit sous les attaques du venin de la porte. Le temps est proche où tu ne seras plus qu’une statue dans les jardins du jour et de la nuit…
Tu n’es plus que ce fantôme que personne ne voit. Tu te replies chaque jour un peu plus dans la statue de pierre que l’on t’a destinée. Elle est à ta taille, à ta mesure. Tu en as pris les habitudes, les pauses, les formes. Un jour viendra où tu ne toucheras plus la porte. Tu n’en auras plus la force. Fermée à jamais.
Tu ne seras plus qu’une statue posée à l’indifférence générale, sans larmes, ni cris, morte une seconde fois au venin de la porte du jour.