Je pourrais te conter l’histoire de ce palais illuminé, de son prince solitaire. Pour te faire comprendre, je te dirais qu’il y a dans une ville lointaine, franchissant un fleuve aux eaux froides et sombres, un pont interdit. A son entrée veillent deux lions de pierre aux yeux fermés. Couchés de chaque côté de la chaussée, ils semblent paisibles mais leurs yeux de pierre parfois se soulèvent laissant apparaître des pupilles jaunes et cruelles. Jamais tu ne me croiras car dans ton monde les sculptures ne bougent pas, ne parlent pas, ne vivent pas. Pourtant, dans cette ville, le monde est si différent. Ta réalité n’existe pas. Les lions de pierre sont aussi redoutables que ceux que tu visites au zoo. Là, dans cette ville, de l’autre côté du fleuve s’étend sur la colline un palais qui s’illumine chaque soir. Peu de personnes l’ont visité. Ceux qui s’y sont introduits n’en sont jamais revenus. Les rumeurs les plus folles courent sur ce pont, ses gardiens, ce prince qui se désolerait de sa solitude.
Je te sens attentive. Mon histoire t’aurait-elle éveillée à cette nouvelle réalité ? Ferme les yeux. Imagine. Une nuit noire et chaude. Entends-tu le silence pesant de ce fleuve qui coule à tes pieds ? Tu aimes sa fraîcheur. Elle te fait du bien. Tu as envie d’ouvrir les yeux, de voir ce château que ton imagination vient de dessiner. Tu voudrais savoir si la réalité est conforme à ce que tu ressens. N’oublie pas qu’il doit être immense, vivement éclairé, aux larges fenêtres avec de hautes colonnes. Trace à ses pieds, un pont qui le relie à toi. Tu y es presque. Je le sens. Vas-y ouvre les yeux, entre dans ce monde nouveau pour toi. Le château est bien comme tu l’as imaginé, le fleuve aussi, le pont; tout est en place. Il ne te reste plus qu’à franchir le fleuve, courir vers le palais, rejoindre le prince. Je sais que son nom t’a appelée. La simple évocation d’une hypothétique rencontre a eu effet de ta raison. Monter vers le château est un risque que tu veux courir maintenant. Souviens-toi des lions aux yeux fermés. Ce rappel ne te fait pas peur. Je ne te comprends plus.
Le jeu me dépasse. Je te racontais ces histoires pour t’amuser, te distraire. J’ai inventé cela par inadvertance, gratuitement, stupidement. Tu m’as cru. Trop. Comment te retenir ? Le jour va se lever, les lumières s’éteindre. Le pont, le château vont perdre de leur éclat. Tu l’as compris. Maintenant, tu cours vers le pont, t’engage entre les lions aux yeux fermés. Je cours après toi pour te retenir. Et, si mon histoire était vraie ? Je ne sais plus. Reviens ! Je t’en supplie. J’ai peur pour toi, pour nous.
Tu as pris de l’avance sur moi. Juste assez pour que mes mains ne puissent pas s’agripper à toi pour te freiner, t’arrêter. Tu es passée entre les lions de pierre. Je suis soulagé. Mon histoire n’était qu’une chimère. Si, tu savais le bien que cela me fait de m’en rendre compte ! Un instant, j’ai eu la sensation que tout était si vrai. Tu cours maintenant sur le pont, vers le palais illuminé. Je sais que je te reverrai. Cela me rassure. Ta silhouette s’amenuise dans le lointain. Ta foulée est rapide, plus que la mienne. Je suis essoufflé. A l’est, le jour soulève un coin de nuit. Dans le ciel se dessine le voile blanc d’un matin de brume. Je m’arrête à l’entrée du pont pour en profiter, pour me reposer. Jamais, je n’irai plus loin. Les yeux, jaunes et cruels des lions de pierre, me regardent à l’entrée du pont interdit.