Petite pousse, émergeant des herbes folles, je t’ai vue grandir, te dresser vers le ciel, tendre tes premières feuilles au vent, à la pluie. La neige t’a recouvert durant ce premier hiver où j’ai cru que tu ne survivrais pas. Tu avais disparu, sans air, sans lumière. Mais, dans la verdeur d’un printemps vivace, tu t’es ébroué de tes derniers flocons. Plus tard, tes bras sont venus m’offrir ce parasol de l’été sous lequel j’ai passé de si langoureuses heures. Tu me donnais la fraîcheur de ta protection, le confort de tes racines pour le plus agréable des fauteuils que j’ai eu à connaître. J’ai souvent touché l’écorce de ce tronc puissant au corps noueux; si fort, si solide. Il y avait en lui tant d’assurance. Les oiseaux nichaient dans le creux de tes branches, piaillant contre le vent les balançant, les tourmentant. Les soirs d’automne, j’admirais le lit de feuilles mortes s’étendant à tes pieds. Il était roux, brun, or, de ces belles couleurs dont tu t’étais habillé dans un ultime éclat. Il avait l’infini de ces teintes que je ne pourrai jamais peindre sur la toile. J’ai tant de fois essayé, sans jamais parvenir à en restituer l’âme. Cela reste encore une profonde déception. Il n’y avait que toi pour savoir colorier la vie avec autant de subtilité. Mais , un soir ou peut-être une nuit, je ne sais plus, tout s’est arrêté. Je m’étais endormi. L’orage, la foudre brisaient le ciel, jaloux de ta beauté, tout en haut de la colline aux herbes vertes, si fort, si dominateur. Le diable a décidé de te crucifier. Il a juste tendu son doigt vers toi. Pourquoi ? Je ne le comprendrais jamais. Je le sais. Tu n’es plus qu’un squelette, un perchoir pour de sinistres corbeaux qui te piétinent, brisant peu à peu les frêles branches qui te restent. Les hivers aux froids mordants, les été aux souffles brûlants, te consumes lentement, mordant les restes de ta vie, les émiettant. De mon pas lourd et traînant, je te ressemble maintenant. Il m’est de plus en plus difficile de te rejoindre au bout du chemin. Demain, dans la terre, à tes pieds, j’enfouirai une poignée de glands pour sceller notre destin. De l’un d’eux, émergera un chêne grand, beau et fort comme tu le fus. Je le sais. Nous ne le verrons jamais ainsi. On ne le demande pas. Nous requérons juste la grâce de le voir émerger de terre, de se dresser et d’attendre les premières neiges venant le recouvrir. Alors, sous l’écrin blanc, il prendra cet éclat si conquérant de te ressembler. L’histoire pourra se prolonger, renaître. Sans nous. Cela est-il important ?