Au-delà des montagnes et des collines, des fleuves et des rivières, des plaines et des champs, il y a une ville que l’on voit mais que l’on ne peut approcher. Elle est là toute proche, à quelques pas seulement. Elle est là mais ne s’ouvre jamais derrière les remparts de ses hauts murs. L’hiver, on observe des fumées s’échappant de quelques cheminées. C’est le seul moment de l’année où l’on sait qu’elle est habitée. Sinon, il n’y a jamais de bruit qui s’en échappe. Le silence est pesant, lourd, écrasant. La ville semble muette, déserte. Beaucoup ont essayé de s’en approcher mais elle s’est reculée. Certains ont allongé la foulée pour la rattraper mais plus ils couraient, plus l’écart augmentait. Elle est devenue la ville de toutes les peurs. Elle fascine tout autant. Au-dessus, flotte, en permanence, un ciel de nuages noirs. Souvent, les éclairs parcourent la toile sombre des nuages. La cathédrale, qui veille sur la ville, est triste, sombre. Sur ses murs, l’encre noire des nuages a coulé, l’a tatouée. La nuit, aucune lumière ne s’échappe des fenêtres de ses maisons. Certains affirment que ses habitants ne ressentent ni le froid, ni la chaleur, ne mangent pas, ne boivent pas. La nuit, leurs yeux sont aussi vifs que le jour. D’autres ajoutent que les habitants de cette ville fantôme ne vieillissent pas, ne mourront jamais. Pourtant, le mystère est entier. Pourquoi, l’hiver, quelques cheminées de la ville fument-elles ? Que peuvent-elles cracher vers le ciel ? Il n’y a pas de bois derrière les hauts murs des remparts. On ne voit jamais personne venir récolter des branches dans les forêts environnantes. Pourtant, des cheminées fument entretenant le mystère. Certains ont essayé de survoler la ville. Mais, les nuages sont devenues vaporeux, gris, sombres, noirs, agressifs, chargés de tonnerre, d’éclairs. Une force invisible en a fermé l’accès. L’été est revenu comme chaque année. Autour de la ville, les arbres ont verdi, les feuilles les ont recouverts. Au loin, la ville est restée figée dans ses habits sombres et noirs. Autour, les paysans ont continué à travailler dans les champs, s’attachant à faire lever le blé. C’est là qu’ ils l’ont vu arriver. Sa barbe blanche, ses pieds noircis par la poussière des chemins, il s’est présenté à eux, un bâton à la main, un loup à ses côtés. Gris, des yeux luisants, un poil brillant, la taille d’un mouton, des crocs blancs, acérés, le souffle court, haletant. Les paysans ont eu peur de cet animal infernal, ont frémi devant son regard insoutenable. Ils se sont reculés, protégés. Sur la route de la ville, le loup s’est engagé. L’homme à la barbe blanche s’est positionné en retrait. Le miracle s’est produit. La ville est restée à sa place, ne s’est pas reculée. La grande porte des remparts s’est ouverte devant l’animal, puis s’est refermée sur lui. Le silence est devenu lourd, pesant, inquiétant. L’homme, à la barbe blanche, a tendu son bâton vers les nuages recouvrant la ville. Il a tracé dessus un signe de croix, qui s’est étalé de blanc comme la craie sur le tableau des écoliers. Au loin, derrière les remparts, la plainte du loup s’est faite entendre, lugubre, assourdissante. Les paysans se sont protégés du bruit en plaquant leurs mains sur les oreilles. Mais la plainte était si forte, qu’ils sont tombés à terre, gémissant, râlant. Alors, toutes les cheminées de la ville se sont mises à fumer, puis à cracher dans le ciel des flammes sur lesquelles couraient les corps dénudés d’âmes s’enfuyant du purgatoire. Hurlant, tendant leurs mains dans un dernier appel, ils se sont élevés dans le ciel pour disparaître. Plus tard, beaucoup plus tard, les flammes se sont éteintes. La porte des remparts s’est ouverte, laissant sortir le loup gris.La porte s’est refermée, le soleil s’est levé, la ville s’est dissipée derrière le voile chaud de l’été. On ne l’a plus jamais revue.